Eric R.

Conseillé par (Libraire)
6 septembre 2021

Magnifique et touchant

C’est une histoire qui est désormais racontée, mieux connue. Celle de migrants juifs de l’Europe de l’Est fuyant la Russie notamment à la suite des pogroms du début du XX ème siècle. C’est ce que raconte le début de « La carte postale »: l’histoire d’une famille russe. Dans ce récit, les personnages ont un nom: ils s‘appellent Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques. Ces prénoms figurent laconiquement sur une carte postale adressée anonymement des décennies plus tard à l’adresse de la mère de l’autrice. Quatre noms comme une déflagration qui vont ressusciter des souvenirs.Tous les quatre, membres de la famille Rabinovitch, vont être déportés et assassinés dans les camps d’extermination. La première partie du livre raconte leur histoire, la migration d’une famille à qui le père dès avril 1919 prévient: « il est temps de partir. Nous devons tous quitter le pays. Le plus vite possible ». C’est ce que vont faire notamment Ephraïm et Emma qui vont traverser l’Europe, vivre en Lettonie, rejoindre leurs parents en Palestine et se retrouver finalement à Paris, en France, ce pays des Lumières dont ils attendent tout, auquel ils souhaitent s’assimiler à tout prix. On pense au parcours de la grand mère de Robert Badinter: Idiss. L’Amérique reste lointaine, et puis les mesures discriminatoires à l’égard des juifs, les rafles, les camps de travail tout cela semble tellement impossible. On ne croit pas à ce qui n’est jamais arrivé auparavant. La foi dans leur nouvelle patrie sera fatale à la petite famille d’où réchappera la fille ainée Myriam, mère de Leila et grand-mère de l’autrice Anne Berest. C’est dans un dialogue tout en douceur et connivence que s’écrit cette première partie du livre. Glaçant est le contraste entre la barbarie inimaginable et la foi en la raison et en l’humanité d’une famille pourtant pourchassée des années durant. Anne Berest nous raconte avec justesse les conditions d’internement du camp de Pithiviers, l’accueil des survivants au Lutetia à la fin de la guerre, l’attitude ignominieuse de certains membres de l’administration française, la rafle du Vel d’Hiv.

La suite du « roman » va amener l’écrivaine à rechercher l’auteur anonyme de la carte. S’il s’agit bien d’une enquête, la fiction n’est pas au rendez-vous et cette quête va amener à côtoyer l’ignominie et le mal dont est capable l’âme humaine. Cette fois, Anne cherche, se déplace, se rend dans l’Eure voir les derniers voisins de la famille Rabinovitch, va en Provence lieu de la résidence de Myriam, consulte un détective privé, un graphologue. Avec sa mère, et sa soeur Claire, elles forment une lignée familiale essentiellement féminine cherchant à comprendre leur présent à la lumière du passé. Une question surgit alors comme un fil rouge: qu’est ce qu’être juif aujourd’hui en France pour une famille qui n’a jamais pratiqué aucun rite, culte et se définit pour la plupart de ses membres comme athée? C’est bien de cette question que surgissent en réponse les quatre prénoms recherchés et la réflexion d’aujourd’hui de la fille de Anne, de retour à la maison avec une « drôle de tête », parce que « on n’aime pas trop les Juifs à l’école ».

Etre défini par un concept indéfini. Juive, parce que sa mère est juive, Anne Berest ne lance pas un cri de douleur, ne juge pas les contemporains de ses arrière-grands-parents. Elle témoigne, d’abord pour elle même, voulant rétablir une généalogie trop longtemps tue, désirant savoir ce qu’elle est véritablement et affirmant en conclusion que l’on est ce que nos ascendants ont été, même si on ignore tout ou presque tout de leur histoire. En fait, on ne doit jamais oublier ses morts car ceux-ci ne meurent vraiment que lorsque les vivants les oublient. Et l’autrice leur rend magnifiquement la vie.

Eric

Conseillé par (Libraire)
26 août 2021

Fascinant et touchant

Journaliste Sorj Chalandon a besoin du réel pour construire un roman. Reporter au procès de Klaus Barbie à Lyon en 1987, il sait que son père est dans la salle d’audience. Plus de trente ans plus tard, après le premier confinement, il découvre la procédure judiciaire émise à son encontre à la fin de la guerre. Il a la confirmation que son père était « du mauvais côté ». Alors le journaliste devenu romancier met en parallèle le destin du nazi et d’un français qui revêtira pendant la guerre 5 uniformes et évitera la peine de mort à une voix près. Il mêle la petite et la grande Histoire dans un parallèle fascinant. Mensonges, traitrise, on retrouve le style et l’humanité des meilleurs romans de Chalandon. Les pages du procès sont magnifiques de pudeur et de force. Les pages sur le père sont féroces et violentes. Le tout constitue un des grands romans de cette rentrée littéraire.

Conseillé par Eric et Vanessa

Conseillé par (Libraire)
23 août 2021

Quatre magnifiques portraits

Plus qu’une nouvelle biographie de Colette, il s’agit là de magnifiques portraits de quatre femmes amies qui se retrouvent au début de la première guerre mondiale sans les hommes qu’elles chérissent et décident de continuer à vivre pleinement leur liberté. L’autrice du « Blé en herbe » confidente, mère, guide, assure le lien et active un féminisme dont elle rejette le mot. Dominique Bona démontre une nouvelle fois sa capacité à faire revivre des femmes d’exception dans une époque magnifiquement décrite. Un bonheur de lecture et l’envie de se (re)plonger dans l’oeuvre de Colette.

Eric

Conseillé par (Libraire)
19 août 2021

Bouleversant et éreintant

C’est un des faits divers les plus insensés de la 2e moitié du 20ème siècle et pourtant il est passé peu à peu à la trappe de l’Histoire. Un garçon de 11 ans le petit Luc Taron est enlevé à Paris un soir de printemps 1964 après son retour de l’école. On retrouve son corps le lendemain dans une forêt de banlieue. Pendant plusieurs semaines un obsédé égotiste va adresser des messages sordides de revendication à toutes les formes de média. La légende de « L’Etrangleur », alors qu’aucun étranglement n’eut lieu, est en train de naitre. Un homme va être arrêté. Il s’appelle Lucien Léger, pose souvent avec un regard sardonique et deviendra le prisonnier français le plus longtemps reclus. Fin de l’histoire. C’est clair, net et précis. Circulez y’a rien à voir sauf si Philippe Jaenada décide un jour de replonger dans les documents de l’époque, de se rendre sur les lieux incriminés, de reprendre toute l’histoire depuis le début. Et tout devient alors complexe. Plus rien n’est clair, net et précis. C’est que la vie est faite d’illusions, d’a priori, de bassesses. Et les Hommes peuvent être parfois des monstres. Surtout au printemps.

Avec la Petite Femelle consacrée à l’assassine Pauline Dubuisson, puis surtout avec La Serpe où près d’un siècle plus tard, il parvient à la manière d’un Cluedo à découvrir le véritable assassin de la famille Girard, Philippe Jaenada nous a habitué à son travail d’investigateur, qui ne se contente pas des images de façade. On se dit qu’avec son embonpoint, ses problèmes de santé dont il nous donne le détail avec humour, il va, laborieusement assis à son bureau comme un modeste fonctionnaire gratte-papier, creuser à nouveau toutes les archives possibles et renverser 80 ans plus tard l’histoire déjà écrite et classée. Et on a tort.

Cette fois-ci au terme de ce pavé de 749 pages, on n’est certain que d’une seule chose: la multiplicité des monstres qui se rangent dans toutes les catégories sociales. Contrairement à La Serpe, l’auteur ne conclue pas son enquête avec une solution à lire à la dernière ligne de la dernière page. Petite frustration mais qu’importe. Comme toujours avec Jaenada, l’essentiel est ailleurs. Grands bourgeois et petits domestiques chez les Girard, on rentre cette fois ci dans un appartement de la classe populaire de ces années qui vont bientôt devenir les Trente Glorieuses. Cela sent l‘arrivée du frigidaire, l’achat de la prochaine voiture et les secrets dissimulés de chambre à coucher. Le fait divers raconte une époque, comme un miroir sociologique. Avec le meurtre du petit Luc ce sont les années du gaullisme qui ressurgissent, le fonctionnement des médias bien avant les chaines d’infos en continu.

Pourquoi le nier, le lecteur prend plaisir à cette enquête fouillée comme dans un véritable polar avec ses suspects, ses fausses pistes, ses bons et ses méchants. Comme dans ses ouvrages précédents, Jaenada nous renverse à mi parcours. Une première partie où tout est clair. Et brusquement, avec un éclairage différent, on reprend depuis le début et tout se complique nous laissant en état d’apesanteur. On devient voyeur, curieux des maléfices de l’âme humaine et surtout on se prend à douter de l’amour d’un père, de la sainteté d’une mère, d’un sourire sur une photo. L’humour noir assumé permet même parfois de sourire, aide à se dire que l’imagination humaine n’a pas de limites sauf celle de l’écriture qui de parenthèses en parenthèses, elles mêmes à l’intérieur de parenthèses, vous incite à peu de condescendance envers les acteurs.

Tous étant décédés, Jaenada peut se permettre de leur tailler de sacrés costards, comme ceux d’avocats de renommée nationale plus préoccupés de leurs états d’âme que de la vérité. Ou encore d’enquêteurs, qui ne retiennent comme dans le Pull Over Rouge de Ranucci que les éléments à charge. Justice, média (déjà), police, gendarmerie, opinion publique sont, par leur médiocrité, leur lâcheté, leur indifférence, les révélateurs d’une société qui aspire alors à la prospérité et à la joie de vivre. L’auteur montre une nouvelle fois que crier avec la meute, sans recul, dans l’immédiateté de l’horreur, est dangereux et malsain. Une vieille leçon à répéter sans cesse à l’ère des réseaux sociaux et de l’info spectacle en continu.

Eric

Conseillé par (Libraire)
19 août 2021

Déconcertant

13 février 2013, 13 rue de l’Eternité à Dinan, Bretagne. Une heure du matin. Un jeune homme de 18 ans se « suicide » lors d’une altercation avec trois gendarmes. Le jeune homme était appelé « Bélhazar.
Ensuite:
l’avocat, chargé par la famille de comprendre cette tragédie, se suicide lui même.
Un jeune présent lors de l’algarade est interné en hôpital psychiatrique.
Un des trois gendarmes intervenants lors de l’opération nocturne se pend.
Le nouvel avocat est tué le 13 novembre 2015 lors des attentats du Bataclan.
Voilà pour les faits.

Jérôme Chantreau, écrivain et enseignant a connu dans son établissement Bélhazar et il a enseigné à Dana, autre élève, décédée de maladie. Deux adolescents morts, deux injustices auxquelles l’auteur ne peut se résigner. Alors avec l’accord des parents, l’écrivain va partir sur les traces de Bélhazar pour chercher la vérité, les incohérences dans le discours d’une justice et gendarmerie alliées et porteuses d’une version peu crédible des faits. A priori. Jérôme Chantreau quitte son Pays Basque pour une enquête bretonne.
On se met alors à penser aux livres remarquables de Bruno Masi « 8 kilomètres ») ou à l’exceptionnel « Laetitia » de Jablonka, récits qui, si ils enquêtent sur un fait divers pour en comprendre la signification, ont pour objectif majeur de restituer la mémoire de la victime. C’est bien de cela qu’il s’agit ici et rapidement l’enquête journalistique va disparaitre au profit de la recherche de ce singulier adolescent qu’est Bélhazar au long d’une quête métaphysique étonnante.
Jérôme Chantreau est lui aussi, à sa manière, différent et c’est à une véritable introspection qu’il se livre en rencontrant Armelle, une mère en guerre, et Yann un père, apaisé. Il mêle dans un récit onirique le Destin, le Hasard qui touchent chacun des intervenants à ce drame, y compris sa vie personnelle comme chamboulée par l’écriture mortifère de son texte. Pas d’enquête sur les témoignages, les procédures, la reconstitution des faits mais simplement la volonté de rentrer dans la tête d’un adolescent différent.

L’originalité du texte réside dans cette tentative d’approcher ce jeune homme passionné d’armes, de récits de la guerre 14, à la recherche de souvenirs et de liens familiaux anciens. Les retrouvailles sur les lieux privilégiés de Bélhazar sont essentiels. Accompagné d’une volubile lapine blanche, Marguerite, on entre dans un univers à la Lewis Caroll. Comme Alice, on traverse le miroir pour pénétrer dans les légendes celtiques, avec Renard Malveillant ou Tireur convivial dans le labyrinthe de la Porte des Etoiles. Peu importent les circonstances du drame, les faits. Bélhazar porte sur lui une arme, il a rédigé quelques semaines avant, une forme de testament, mais ce qui compte c’est la psyché de l’adolescent, ce qui se cachait derrière un long manteau de cuir et un regard qui semblait porter au delà de l’horizon. Avec lui, on perd pied. Nous ne sommes plus dans la réalité mais dans le monde inventif, imaginaire d’un jeune homme qui parle avec une lapine, qui lui répond et lui sert d’interprète.

Etrange jeune homme pour un étrange ouvrage qui mêle la réalité à une fiction personnalisée mais qui finalement permet à un adolescent disparu de se maintenir dans l’esprit de ses parents, acteurs essentiels de ce texte, et dans celui du lecteur.

Eric