Servir le peuple

Alex W. Inker

Sarbacane

  • Conseillé par (Libraire)
    11 octobre 2018

    Voyage au pays de Mao: passionnant et effrayant.

    L’usage des mots est essentiel en politique. Utilisés de manière mécanique, ils peuvent signifier tout et son contraire. Dans sa BD « Servir le peuple », Inker démontre comment des mots révolutionnaires peuvent, à l’identique , être des mots de la contre révolution. Voyage au pays de Mao: passionnant et effrayant.
    Le Petit Livre Rouge est un livre pour la révolution. Il a été écrit par Mao Zedong.
    Le grand livre rouge « Servir le peuple » est un livre contre révolutionnaire. Il est dessiné par Alex.W. Inker.
    Pourtant, ce dernier, n’aurait pu exister sans le premier. Directement inspiré du roman éponyme de Yan Lianke, « Servir le peuple » raconte l’histoire de Petit Wu, très modeste paysan chinois, qui engagé par des promesses veut progresser dans la hiérarchie militaire et dans celle du Parti en qui il place tous ses espoirs. « Servir le peuple » devient son mode de pensée et sa clé pour ouvrir les portes de son ascension.

    Un jour, devenu ordonnance d’un colonel, parti pour deux mois de sa maison, resté seul avec la jeune épouse du militaire, il va continuer logiquement à suivre la maxime sacrée en obéissant et en assouvissant tous les désirs de l’épouse.

    « Alors je t’ordonne de te mettre tout nu! Pour servir le peuple déshabille toi ».

    Commence alors, par le double langage et le double sens des mots, une formidable déconstruction d’une idéologie fondée sur le pouvoir d’injonctions qui, prises au pied de la lettre, peuvent devenir contradictoires. L’absurdité règne en maitre et finit dans une démesure totale de sacrilège en sacrilège.

    Yan Lianke, qui a vécu de l’intérieur ce cheminement puisqu’il fut lui même militaire et écrivain officiel de l’armée avant d’être censuré pour des écrits jugés subversifs, raconte à merveille ce processus d’abêtissement propre à toute dictature. Dans un huis clos oppressant, le Petit Wu et la femme du colonel jouent la partition d’une véritable tragédie shakespearienne. Les cases silencieuses rendent l’ambiance sourde et le grand talent d’Alex W.Inker est de restituer la théâtralité du récit par des personnages raides, larmoyants à l’excès avec des expressions figées et excessives, à la manière d’un drame japonais. S‘appropriant tous les styles graphiques, Inker abandonne le noir et blanc somptueux de son remarquable « Panama Al Brown », pour griffer les pages de couleurs révolutionnaires dominées par le rouge et le vert. On croirait regarder des estampes chinoises que magnifie une fin dramatique et forte.
    Si voulez, à votre tour « servir le peuple », lisez cet ouvrage! Ou pas…. Car n’oubliez jamais que les mots peuvent avoir un double sens.

    Eric RUBERT